Essai sur "l'acte de peindre" (extraits)

Je choisis d'insérer sur mon site un court extrait de mon essai sur "l'acte de peindre". (Je suis désolé pour la mise en page...l'interface ne permet pas de respecter la mise en page initiale du traitement de texte utilisé. )

(...) CHAPITRE I

L'art comme pratique humaine

«(...) L'énigme tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible... ». Maurice Merleau-Ponty. (L'oeil et l'esprit.)

Représentations sociales

I

Une opacité désirée

Si l'acte ( l'homme agissant) est, de façon originelle, l'incarnation d'une conscience constituée autour d'une expérience individuelle d'un monde pré-existant, il n'en est pas moins soumis aux conséquences de sa visibilité. L'acte en tant qu'extériorisation visible d'une volonté abstraite, devient l'expression déclarée d'une intention, d'un engagement. Il est alors, par sa visibilité, exposé, dans une dimension sociale, à la subjectivité et au jugement d'autrui (cet homme plante un clou dans une planche, après observation du contexte, sans qu'il me parle, je vois bien son intention de construire une cabane en bois). Le sens et la cohérence d'un acte ne sont cependant pas toujours perceptibles et compréhensibles pour celui qui n'en est pas à l'origine, il n'est pas certain d'ailleurs qu'ils le soient aussi pour celui qui agit, compte tenu de cette confrontation permanente avec ce monde existant où l'artiste se voit lui-même agissant pour tenter de traduire et comprendre sans cesse son intrication avec ce monde auquel il est lié. Il est ici question de savoir s'il faut admettre l'immanence de l'acte ou s'il peut être soumis à une extériorisation pensable.

Il est généralement admis par le sens commun que la pratique artistique (l'acte créateur) reste pour le spectateur une « zone d'incertitude » ( au sens où Michel Crozier l'entend dans son ouvrage « L'acteur et le système » : la zone d'incertitude étant une information ou une connaissance non partagée à partir de laquelle s'établit un rapport dominant-dominé entre celui qui sait et celui qui ignore). L'acte créateur, en tant que processus, est souvent vécu et admis par le spectateur comme potentiellement opaque, inaccessible, inexplicable, irrationnel ; ce qui par voie de conséquence consacre et valide la singularité et l'immanence de l'acte et, de façon plus récente, légitime la liberté d'agir de l'artiste. Nous constaterons ici que l'opacité de l'acte (vécue comme telle) participe à la sacralisation de l'acte, ce qui, déduisons-le, parle plus du mode de consommation de l'art et de sa fonction sociale que de l'art en lui-même. La manière dont nous consommons l'art (processus créatif) et sa réalité visible (le résultat, la production) peut très bien être le reflet d'une nécessité sociétale où l'on aurait besoin d'attribuer à l'artiste un statut et un rôle dont personne n'oserait remettre en cause la légitimité, du moment qu'il veuille bien être le porte-parole de ce qui échappe à la pensée rationnelle. Cette représentation sociale serait finalement un prolongement du modèle des sociétés primitives où le sorcier du village jouait ce rôle d'intermédiaire entre le rationnel et l'irrationnel. L'imaginaire constitué progressivement autour de cette façon de concevoir le phénomène artistique, loin d'être un patrimoine inerte, en conditionnerait l'évolution et le contenu.

De manière générale l'art peut être considéré comme le lieu et le moyen d'une révélation suscitant l'unité d'un groupe constitué autour de cette révélation (l'oeuvre). Cette épiphanie partagée, suivi d'une sorte de célébration, ne souffre aucune contestation ni explication associée, puisqu'elle se construit de façon ontologique sur une évidence dont l'origine n'a pas à être élucidée. Ce qui correspondrait au besoin en soi de fonctionner avec des mythes : « On ne doit pas tout expliquer ». L'inexplicable restaure la croyance et l'idée que des choses nous dépassent et conséquemment nous unissent. Le désir extatique est atteint, et il a sa fonction. Il faut croire que cette situation contient quelque chose de paradoxalement rassurant. Lorsqu'on utilise le qualificatif « magique » c'est qu'il s'applique à des phénomènes que provisoirement la science n'explique pas encore. Je me souviens d'un galeriste qui me demandait comment j'avais fait pour obtenir tel effet sur une toile, au moment où je m'apprêtais à lui répondre, il s'est ravisé rapidement et m'a interrompu pour me dire « Non, non ! Ne me dis rien ! Je ne veux pas le savoir, ça m'enlèverait mon émotion... ». Voilà... Ne m'expliquez pas pourquoi il y a des éclairs dans le ciel...

A ce titre l'art reste l'une des dernières instances contemporaines à fonctionner comme un mythe (anthropologiquement défini comme élément constituant, fondateur, et nécessaire au fonctionnement d'une société humaine). On a besoin de mythes (la création), et de rituels (les expositions) qui réactivent le mythe, pour cela on accorde au domaine artistique le droit d'échapper à la rationalité, à l'explicable, au contestable (même s'il est contesté). C'est la dernière instance qui n'a que faire de la justification, du devoir d'explication, et elle est respectée en tant que telle. A l'ère actuelle de la transparence et de la rationalité d'un monde matérialiste où l'ignorant se propose d'instruire le sachant, de le malmener, d'exiger de lui ( le consommateur est roi ! ) des justifications ou une mise en demeure de réussir sa mission au service du bien être et du développement personnel de chacun, l'art reste le dernier pied-de-nez à cette logique libérale-matérialiste et arriviste. Voilà que se profilent de vastes questions... Elles ne seront cependant pas développées ici mais nécessairement évoquées comme composantes signifiantes de la compréhension du fait artistique et de sa consommation.

Ce cadre étant posé, nous admettrons la dimension sociale de la pratique artistique et des stratégies qui en découlent. En effet, plus que jamais, et nous le constaterons, la prise en compte de l'autre est une composante essentielle dans l'acte de peindre. Il en va de même du jugement esthétique, de l'usage du langage appliqué à l'objet pictural, de la motivation du peintre... Pour comprendre la spécificité d'une pratique il nous faudra admettre sa porosité avec des logiques de nature non-artistiques issues entre autres de pratiques sociales.

II

Conditions d'existences d'un acte existentiel...

En référence et à la suite de ce qui vient d'être dit, on admettra la peinture comme une pratique déclarative. Depuis l'art pariétal (une simple empreinte en négatif d'une main), l'acte de peindre est un acte qui désigne d'emblée l'homme comme un être pensant et conscient de sa propre condition, ayant la capacité de penser sa propre action au sein d'un monde physique perceptible, d'un point de vue ontologique, existentiel, métaphysique et philosophique (« je peins donc je suis... »). L'histoire de l'art, pour faire très court, rend compte des différentes façons de penser et traduire ce rapport à soi et au monde. On peut voir cet acte au plus basique comme une marque existentielle et une inscription qui donne à voir. Je donne à voir et je me vois, je suis agissant au sein d'un monde avec lequel je fais corps. On admettra également que la peinture possède un langage et une syntaxe qui lui est propre et qu'elle s'inscrit de ce fait dans un procédé potentiellement communiquant. Dans une considération restrictive, elle relève donc d'une sémiotique. On admettra aussi que l'art n'a pas de définition, il reste un agissement qui ne peut être clôturé. C'est peut être là sa seule définition : c'est qu'il n'en a pas. Personne ne peut prétendre à une approche strictement dogmatique qui consisterait à dire ce qui est de l'Art ou ce qui n'en est pas. La seule constante, quelle que soit la forme que cela prend et la fonction que l'histoire lui a attribuée, c'est la fonction médiatique au sens premier. L'art est fait pour être vu, partagé (Même si quelqu'un tient un carnet intime avec l'envie que personne ne le lise, la trace est existante déjà pour lui-même). Dire. Matérialiser. Faire sortir. Donner à voir, se voir agissant. C'est l'acte qui concrétise à la fois une idée, une pensée, une sensation, une émotion. Une envie de dire, de faire exister, et d'exister au sein de ce monde physique, visible, palpable.

La dimension médiatique de l'oeuvre, et plus généralement de l'image, est acquise. Admis également qu'elle puisse contenir potentiellement un message, indépendamment parfois de l'intention de l'artiste. Nous reviendrons sur ce point. A ce titre elle s'inscrit comme un élément de discours possible appliqué à des contenus variés. Elle peut être un support véhiculant, entre autre, du sens et servir des instances de nature diverses ainsi que toute entreprise de communication. Il suffit de voir historiquement l'ensemble des connexions notamment avec la religion, l'état, et toute forme de pouvoir (c'est l'objet du livre de Louis Marin dans « le portrait du roi » où il évoque l'enjeu de la représentation dans la manifestation du pouvoir). L'art sera donc régulièrement le support d'enjeux multiples tant il peut représenter un outil de persuasion. Il est aussi le médium d'un discours possible sur la condition humaine (celle que l'homme a construit) en dehors de tout contexte. En ce sens il participe à une fonction de régulation sociétale (le désir de chaos participe à une forme de régulation). Et ce, de l'art tribal des sociétés primitives à nos sociétés contemporaines ; qu'il s'agisse de la fonction du totem, des représentations des dieux et des rois, ou d'une pratique libre qui peut être considérée comme une expression témoin de son temps.

Compte tenu de sa dimension médiatique il paraîtrait logique d'envisager la pratique artistique au travers d'un schéma de base qui réuni le peintre, l'œuvre, le spectateur. Produire un tableau ou apprécier un tableau pourrait être ainsi vu par le prisme d'un schéma de communication qui impliquerait un émetteur et un récepteur, l'oeuvre devenant le « message » ... il serait cependant réducteur de résumer le phénomène artistique à ce schéma de communication basique. Cette triangulation sera malgré tout le corps constitué, déclaré, et indivisible qui conditionne l'existence d'un phénomène artistique observable. On aperçoit déjà la complexité d'un tel schéma par la nature des entités concernées et l'ensemble des données à traiter pour en évaluer la spécificité, les interactions, la dynamique. Il faudra de plus admettre en interne le caractère instable et changeant d'un tel schéma. Juger d'un tableau par exemple serait à considérer comme un « acte » aux conséquences variables selon les lieux et époques. En effet l'art a pu être soumis à des mesures coercitives et répressives par des instances et des régimes politiques qui en contrôlaient l'exercice. De nos jours, même s'il peut exister une forme de persistance de cette volonté de contrôle dans certains contextes, le commentaire d'œuvre aurait tendance en majorité à se résumer à un exercice de style pour initiés dans les cadres mondains de la sphère artistique ; l'art en tant que pratique humaine socialisée ayant lui-même glissé vers une catégorie relativement inoffensive politiquement et socialement en cela qu'il s'adresserait uniquement à ceux qui ont le temps de le considérer comme une hygiène mentale, une cerise sur le gâteau, un « superflu nécessaire ». Le discours associé pour ses adeptes serait d'en décrire l'aspect fondamental... d'en signaler le côté « lanceur d'alerte », et de nous rappeler que l'art est un pilier qui contribue à l'équilibre d'une société qui ne se voit plus elle-même. L'art deviendrait une sorte de totem ensablé qu'il faudrait restaurer. Seuls quelques privilégiés en comprendraient la nécessité pendant que l'urgence sociale engloutirait l'idée même d'un gâteau sur lequel se trouverait une cerise... Voir à ce sujet l'excellent film « The square» ( film suédois de Ruben Östlund palme d'or 2017) qui résume assez bien le décalage qui existe entre un art contemporain qui veut parler de façon militante des réalités d'un monde qui, lui, ne connaît pas l'art... un peu comme un avocat en quête d'un client qui lui n'aurait pas besoin d'avocat.

Comprendre les formes actuelles de la dynamique entre la production artistique et sa consommation peut nous permettre non pas d'en mesurer des dérives supposées, ce qui sous-tendrait une vision idéale de la pratique artistique, mais au contraire d'en fixer l'essence même en tant que pratique anthropologiquement définie. Il ne s'agit pas ici de qualifier les appropriations et usages de l'art selon les époques et les lieux mais d'en comprendre les mécanismes et les déterminants.

III

L'art du langage et le langage de l'art...

Ici se dessine la distinction nécessaire qu'il faudra opérer entre ce qui est du domaine de la logique pictural propre, celle du peintre, celle de l'oeuvre, et le fétichisme dont ils font l'objet (le spectateur, les institutions); il faudra décomposer cette triangulation (artiste, œuvre, spectateur) dans un premier temps pour investir ensuite en connaissance de cause l'acte de peindre en tant que tel. L'art vu de l'intérieur... avant les mots et les analyses qualifiantes... et c'est bien là tout le problème si on considère pour partie que l'intérieur en soi ,dans ce contexte, n'existe et ne prend forme qu'au travers d'une relation anticipée avec un extérieur.

La conscience du réel se construit au départ dans une expérience individuelle, le réel palpable, visible, sensible. Le réel partagé, ou réel socialisé suppose lui que la somme des expériences individuelles puisse correspondre à une expérience identifiée comme identique et constante pour tous. Ce réel partagé est appréhendé dans le langage par l'intermédiaire de mots qui désignent une chose.

Je vais m'intéresser ici aux processus cognitifs engagés dans l'appréhension du réel par l'intermédiaire du langage. Si l'on admet que le langage initie la conceptualisation du réel en cela qu'il permet, en tant que procédé, de passer de la notion au concept, il induit, dans le traitement des données, le passage du perceptif au symbolique : Je ne vois que cette bouteille en plastique, je peux la toucher, et on me dit que son nom est bouteille, j'ai donc la notion de ce qu'est une bouteille ; maintenant je vois de nombreuses bouteilles toutes différentes mais j'y reconnais un point commun, j'ai conceptualisé l'objet bouteille. D'un point de vue purement cognitif le mot « tue » la chose qu'il désigne... La conceptualisation par le langage fait basculer l'accès à la connaissance, du mode perceptif et sensitif vers le traitement symbolique des données. L'appropriation du monde par les mots désactive naturellement l'accès à la connaissance « primitive » qui se faisait jusque là au moyen de l'expérience sensitive (la chose présente, visible, palpable, unique, singulière). Cette expérience s'atrophie puisqu'il existe un raccourci par le langage qui transfère et stocke les données sensitives dans une mémoire désactivée. Si bien qu'il est difficile en regardant une « chaise » de voir autre chose qu'une chaise, puisqu'on fait abstraction de la matière et des formes qui la composent sous prétexte qu'elles n'existent (ces formes, ces matières) qu'en raison d'une fonction. Un seul mot résume et dissous l'origine, la singularité, et le « en soi » de chaque chose au profit d'un ensemble constitué et conceptualisé. En d'autres termes est-il possible d'inventer un objet déjà fait ? Si l'inventer consiste alors à lui accorder une valeur existentielle propre et nouvelle, dégagée de la charge qu'il porte déjà, c'est à dire en dehors de sa raison d'être première et du contexte dans lequel il a été conçu. On comprend mieux l'urinoir de Duchamp ou « la chaise » de Joseph kosuth dans ce contexte ; l'art conceptuel ici portant bien son nom.

Accordons au peintre dans son approche du monde physique, visible, palpable, qu'il puisse, entre autre, sur un mode intuitif, s'intéresser à cette « déconstruction des mots ». Il peut s'intéresser dans sa pratique à cette façon d'appréhender le réel ( le concret pensé de Althusser) et constater que la conceptualisation d'une chose absorbe sa pré-existence (« la chose en soi »de Kant ). Le but du peintre serait alors de trouver la manière d'atteindre la présence de la chose en tant que vibration primordiale augmentée d'une subjectivité choisie. Cette volonté passera au final par l'extériorisation gestuelle d'une forme (au sens trace, existence visible) qui constituerait la base d'un langage plastique possible et provisoire.

L'acte de peindre, s'il se manifeste dans une forme visible arrêtée, restera néanmoins admis comme le témoignage d'une pensée en mouvement. Il peut être appréhendé comme la conséquence d'un vouloir en gestation, confronté aux modalités de sa propre extériorisation. C'est dans cette perspective que l'on retrouve ensuite la triangulation artiste-oeuvre-spectateur comme étant problématique au regard d'une subjectivité (celle du peintre) déclarée (la toile) devenue institutionnellement accessible à l'autre (le spectateur). C'est bien là, nous le verrons qu'il existe une impossibilité théorique provisoire à parler de l'art en soi, lui qui est justement de nature déclarative, lui qui fait parler et qui invite à l'expérience esthétique en même temps. Si on affronte et accepte cette impasse théorique annoncée, alors on défait des nœuds. L'acte de peindre s'inscrit définitivement dans un partage problématique où l'illusion serait de croire que le langage et l'échange facilitent le dit partage. Nous verrons dans cette logique qu'il existe un prolongement remarquable en soi à cette problématique et qui mérite aussi toute notre attention, c'est lorsque l'art parle de lui-même. Que penser maintenant de cet acte de peindre originel qui existait sans qu'il soit désigné en tant qu'acte, de façon réflexive ou narcissique, par un mot. On peut se regarder pleurer, et on peut aussi tout simplement pleurer. La conscience de l'acte modifie l'acte.

Voici la fin de l'extrait proposé... faites moi savoir si cela vous intéresse de connaître la suite et n'hésitez pas à laisser un commentaire.

Didier Thiault.

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